jeudi 11 octobre 2012

Sidney Robertson, John Lomax et les «musiques noires»: « Black Voices, White Visions»



« Folklore studies may be academic, but the implications of racial representations in folklore are significant beyond academic life» Mullen, 2008

Bonne nouvelle ! La première traduction française  par Jacques Vassal du mémoire d’Alan Lomax: The Land Where the Blues Began a enfin paru!
Vous pourrez le commander ici à partir du 15/10:
 http://blddpro.free.fr/blog/?p=1596

Dans cet article en deux parties, il sera également question de blues et autres «musiques noires», ou en tout cas de la manière dont les folkloristes blancs envisagent ces musiques. En juillet 1936, Sidney Robertson effectue sa première campagne d’enregistrement sous la houlette de deux pionniers du terrain, John Lomax et Franck C. Brown. Durant ces deux semaines de terrain qui font office pour elle de formation à l’utilisation de la machine enregistreuse, les trois acolytes parcourent plusieurs centaines de kilomètres à travers la Caroline du Nord, dans la région des Appalaches très prisée par les collecteurs de ballades et de folk songs. L’objet de cet article est l’incursion de Sidney Robertson et John Lomax dans une prison,à Boon, petite ville à la frontière entre la Caroline du Nord et le Kentucky . Ceux qui connaissent un peu le travail de Lomax se douteront sûrement qu’il s’agit d’une prison réservée exclusivement aux prisonniers Africains-Américains. Lomax est un habitué de ce type de prison puisque dès 1933, accompagné par son jeune fils Alan Lomax, il visite les pénitenciers ségrégués du Sud profond à la recherche d’une musique noire dans son jus, brute et authentique, non souillée par les influences de la culture blanche. Cet épisode dans la prison de Boon est intéressant à plusieurs égards. En premier lieu, il permet d’aborder la question épineuse des collectes de «musiques noires» par des folkloristes blancs et tous les problèmes de représentation qui s’y rattachent. Je pars du principe que l’idée de race, dans la musique comme ailleurs, est construite socialement et déterminée culturellement, et que le travail des collecteurs de «musiques noires» ( «Negro Songs» d’après l’expression de Lomax), ont eu une influence importante sur la construction de l’idée de race aux États-Unis ( Mullen 2008). (John Lomax est un personnage central dans l’étude des discours sur les «musiques noires», sa vision romantique d’un folklore noir pur et primitif qui s’apparente au courant de l’évolutionnisme culturel, a profondément marqué l’image que l’on se fait encore aujourd’hui du blues et des autres musiques Africaines-Américaines. ) 
Ensuite, cet épisode  permet de confronter deux visions: celle teintée de racisme romantique de John Lomax et celle plus progressiste de Sidney Robertson. Le rapport de terrain que celle-ci envoie à ses supérieurs à l’issue de cette première campagne révèle ses désaccords avec l’ approche de John Lomax et ses positions idéologiques quant aux questions des inégalités raciales, de l’exclusion et de la stigmatisation dont sont victimes les Africains-Américains à cette époque. Pour illustrer musicalement les divergences entre l’approche du Texan conservateur John Lomax et celle de la jeune Sidney Robertson élevée dans les sphères intellectuelles et progressistes de Californie, je vous propose de découvrir deux morceaux: « Black Betty» et « We shall Not Be Moved». « Black Betty» est un chant de travail assez représentatif du type de musique qui intéresse Lomax, il a été enregistré par ce dernier en 1938. Le chant de grève «We Shall Not Be Moved» a été enregistré par Sidney Robertson en 1936, et reflète une certaine rupture par rapport au type de chansons traditionnellement enregistrées par les folkloristes. Avant d’entrer dans le vif du sujet, je vous propose de revenir sur l’histoire des enregistrements de musiques noires par des collecteurs et producteurs blancs de la fin du XIXè siècle aux années 1930.

1 Les premiers enregistrements commerciaux et académiques de «musiques noires»

Il faut préciser d’emblée que l’objet de cet article est le regard des folkloristes blancs sur les musiques noires, et non pas directement des musiciens qui les pratiquent. Malgré les avertissements de Philipp Tagg sur les limites des notions de «musiques blanches» et de « musiques noires»: leur manque de pertinence d’un point de vue musical ( par exemple les rythmes syncopés que l’on prête trop facilement à la tradition africaine alors qu’ils étaient également présents dans les musiques irlandaises), et le fait qu’elles renvoient à une vision racialisée de la musique qui en plus d’être condamnable pour des raisons éthiques évidentes n’est pas pertinente musicalement, j’utiliserai tout de même ces termes. Cet article traite de la construction par les collecteurs d’une distinction entre les différentes musiques folk et populaires américaines selon des critères raciaux, il est donc difficile de rendre compte de cette racialisation de la musique sans désigner clairement d’une part les «musiques blanches» et d’autre part les «musiques noires». De plus, même si d’un point de vue purement musical, la mise au jour du phénomène de crosspolination ( pour simplifier: mélange des influences musicales d’un côté comme de l’autre) invalide l’idée qu’il existe bien une musique noire entièrement affranchie des influences de la musique blanche et vice versa, il n’en va pas de même au niveau social, surtout en ce qui concerne les années 1930 où la ségrégation bat son plein. Par «musique blanche» j’entends donc au sens large, les musiques des populations WASP ( White Anglo-Saxon Protestant) qui dominent le pays tant au niveau économique et politique que social et culturel. Le terme «musique noire» englobe quand à lui toutes les musiques pratiquées par les communautés Afro-Américaines, des Work Songs aux Spirituals en passant par le Blues et le Jazz. On ne peut pas nier le caractère approximatif de ces termes, mais encore une fois, cet article a pour but d’analyser les discours des collecteurs concernant ce qu'eux considèrent comme de la musique noire et non de rendre compte des avancées théoriques qu’ont déjà réalisé les chercheurs dans ce domaine. Il faut aussi noter qu’un certain nombre de folkloristes Africains-Américains ont mené des collectes de terrain, surtout à partir des années 1920. Même si ce n’est pas directement le sujet de cet article, je mentionnerai quelques-uns de ces collecteurs insiders dans une optique comparatiste.

1.1 Black Music, White Audience: La musique noire dans les oreilles du public blanc, XIXè-début XXè.

L’intérêt du public blanc pour la musique des Africains-Américains n’est pas récent. Déjà dans l’Amérique antebellum, les maîtres vantaient les talents musicaux de leurs esclaves, et les capacités musicales d’un individu influençait grandement sa mise à prix. Les esclaves jouaient de la musique pour leurs propriétaires blancs, mais ils pratiquaient leur propre musique plus ou moins dans la clandestinité. Beaucoup de propriétaires d’esclaves voyaient d’un mauvais oeil les chants de travail et les hymnes religieux. Pour eux la musique des esclaves était subversive et favorisait les révoltes. Je ne m’étends pas trop la dessus, je vous renvoie à l'ouvrage d’Eilleen Southern ( voir la bibliogaphie) qui retrace l’histoire de la musique noire de l’arrivée des premiers esclaves au milieu du XXè siècle.
Tout au long du XIXè siècle les minstrel shows font fureur, ces spectacles proposent une version caricaturale de la musique noire où des comédiens blancs grimés de noirs singent les musiciens Afro-Américains. Ces spectacles seront finalement interdits dans les années 1960. 

Portrait d'un célèbre chanteur black face, Dan Emmett.


Et puis à la fin du XIXè siècle c’est la musique d’église qui rentre sur le devant de la scène. On assiste alors à la création de groupes de chanteurs qui font des tournées dans les universités pour faire découvrir les Spirituals (chants religieux des Noirs du Sud), à l’instar des célèbres Fisk Jubilee Singers, groupe formé en 1871 à l’université de Fisk, Nashville Tennessee.
Dans les années 1920, le jazz devient de plus en plus populaire, malgré les efforts de ses nombreux détracteurs, et s’impose dans les  Speakeasy ( bar clandestin de l’époque de la prohibition 1919-1933), en particulier à New York où il devient la musique de référence de la Harlem Renaissance ( mouvement de renouveau de la culture afro-américaine à la suite des vagues de migration vers les villes du Nord.) Le public blanc se prend d’engouement pour l’ «art nègre» ( peinture, sculpture, littérature, musique...). Cet intérêt est bien entendu fortement emprunt de primitivisme et de quête d’exotisme. Les limites de ce mouvement au niveau de ses répercussions sur la qualité de vie dans les nouveaux ghettos tels que Harlem et l’absence d’avancée significative en ce qui concerne la lutte contre les inégalités sont dépeints avec cynisme dans les romans de Langston Hughes, lui même artiste de la Harlem Renaissance).


Interpretation of Harlem Jazz. Winold Reiss, 1925.




TOO

I, too, sing America.
I am the darker brother.
They send me to eat in the kitchen,
When company comes.
But I laugh,
And eat well,
And grow strong.
Tomorrow,
I’ll be at the table
When company comes.
Nobody’ll dare
Say to me,
«Eat in the kitchen,»
Then.
Besides,
They’ll see how beautiful I am
And be ashamed __
I, too, am America.

Langston Hughes (1902-1967)


1.2 Très bref retour sur les premiers enregistrements commerciaux des musiques populaires Afro-Américaines:

L’enregistrement commercial des musiques noires se développe à partir des années 1920 parallèlement aux enregistrements des musiques hillbillies ( musiques rurales des petits blancs pauvres ou White Trash). Depuis l’invention du phonographe en 1877 par Edison et jusque dans les années 1920, les compagnies d’enregistrement se sont surtout concentrées sur l’enregistrement de musiques écoutées et pratiquées en milieu urbain, en partie pour des raisons pratiques: les studios d’enregistrement étaient situés dans les grandes métropoles, d’abord à New York puis à Chicago, Los Angeles etc... et il était très compliqué d’enregistrer sur le terrain. Dans les années 1920, avec l’invention de la radio et l’amélioration des techniques d’enregistrement ( invention de machines enregistreuses portables fonctionnant sur batterie), le marché s’est progressivement ouvert aux musiques rurales. On constate que dès le début dans les catalogues de firmes telles que Victor, Decca ou encore Okeh, les musiques sont classées selon des catégories reflétant l’origine des interprètes: on trouve d’un côté les «Race records» et de l’autre les «Hillbilly records». Le premier enregistrement de blues est le morceaux «Crazy Blues» par Mamie Smith and her Hot Jazz Titans en août 1920 sur le label Okeh. Il s’agit là d’une musique aux résonances urbaines, ce n’est que quelques années plus tard que les premiers blues ruraux entrent dans le marché du disque. Pour une histoire plus complète des premiers disques de blues je vous renvoie à ce site très bien fait:
http://www.gazettegreenwood.net/doc/dates/plantation_a_scene.htm

 
Mamie Smith, "Crazy Blues"



 
Blind Lemon Jefferson " Black Snake Moan"



1.3 Les premiers enregistrements de terrain des musiques noires

L’invention du phonographe par Edison (1877) est contemporain du développement des études en sciences sociales, en particulier de la sociologie et de l’anthropologie. Les social scientists dédaignaient les textes et les bibliothèques en faveur du monde réel où ils pouvaient observer les populations et les territoires de près. Comme le souligne avec pertinence Marybeth Hamilton: « chaque innovation mécanique est l’expression matérielle d’une idée. (...) La reproduction mécanique de la musique a transformé l’expérience humaine en libérant le son de ses racines dans les communautés, des contraintes du temps et de l’espace."


Le premier phonographe d'Edison fonctionnant mécaniquement.



A la fin du XIXè siècle et au début du XXè, la théorie de l’évolutionnisme culturel, adapté du Darwinisme, domine largement le monde académique des nouvelles sciences sociales. On classe, on hiérarchise afin de construire une échelle des cultures qui refléterait les différents stades qui ont conduit au développement de la culture moderne et civilisée des sociétés occidentales. Les premiers collecteurs de musiques noires n’échappent pas à ce courant de pensée, leur vision est teintée de primitivisme ( définir le sauvage et le barbare pour se définir soi-même), de l’idée selon laquelle «la valeur culturelle des Africains-Américains réside dans leurs caractères rural et primitif, et qu’alors qu’ils abandonnent ce rôle, quelque chose d’essentiel est perdu.» ( Marybeth Hamilton).
L’étude des premiers enregistrements de terrain des musiques noires par des folkloristes blancs est très délicate, elle requiert une balance complexe de position et de ton: il faut savoir « (...) reconnaître et condamner le racisme lorsqu’il se manifeste mais aussi être juste dans les représentations des folkloristes historiques, identifier les déformations de la culture Africaine-Américaine dans leurs travaux mais aussi reconnaître les contributions qu’ils ont fait au monde académique et à la compréhension culturelle.» (Mullen, 2008).
Entre les années 1890 et 1920, seulement une poignée d’enregistrements documentant la musique Africaine-Américaine est réalisée. Les ethnographes américains se sont surtout concentrés sur la musique des Natifs-Américains, ainsi entre 1890 et 1930 on compte pas moins de 14,000 enregistrements de musiques indiennes sur cylindre ( le wax cylinder est l’ancêtre du disque: http://en.wikipedia.org/wiki/Phonograph_cylinder)


La folkloriste Frances Densmore avec le chef de la tribue Black foot à Washington D.C début des années 1900. Library of Congress.


Les fameux wax cylinder ( cylindre en cire), ancêtres des disques.

 
Le sociologue Howard W. Odum (1884-1954) est le tout premier académicien à enregistrer des musiques noires sur le terrain, une quinzaine d’années avant l’avènement des race records. Né en 1884 dans l’État de Géorgie, il est issu d’une famille dont plusieurs membres étaient propriétaires d’esclaves, ses deux grands-pères ont d’ailleurs servi l’armée confédérée durant la guerre de sécession. En 1906, il s’inscrit à l’université du Mississippi où il suit le cours de Thomas P. Bailey « Psychology of the Negro Problem» qui éveille en lui un intérêt profond pour l’étude des communautés Africaines-Américaines.
Il faut garder en tête qu’Odum a grandi dans le Sud à l’époque de la Reconstruction, un monde hanté par la mémoire de la grandeur du temps des plantations où l’oppression raciale était la norme. Les promesses des acteurs de l’abolition ( quatre acres de terre et une mule) ont été trahies et les anciens esclaves maintenus dans l’ostracisme par l’application des lois Jim Crow instituant la ségrégation, alors considérée comme naturelle et légitime. Pas moins de 200 lynchages ont été commis dans le Mississippi dans la décennie 1895-1905 avec la bénédiction du gouverneur de l’État.
Le jeune Howard Odum, par le biais des cours de Bailey et d’autres lectures sur le sujet entrevoit la possibilité de répondre scientifiquement, par l’observation et l’analyse, à des questions qui reflètent les idées teintées de racisme de son temps, par exemple: «La lenteur (présupposée) des Africains-Américains est-elle due à leur race ou à leur culture», ou encore « Est-ce que les Noirs montrent des possibilités de développement en tant que race?». ( Hamilton-2010). En 1907, il part à dos de cheval sillonner le Sud du Delta équipé d’un phonographe. Il y découvre et y enregistre les «coon songs», «rag-times», «knife songs» et autres «devil songs» qui constituent le blues en formation. Pour lui, et on verra que c’est une idée que partage John Lomax, cette musique en dit bien plus sur la vie des Afro-Américains que les spirituals maintes et maintes fois publiés dans divers recueils. Il entend créer une collection objective, puisqu’elle suit les dispositifs d’observation théorisés par les nouvelles sciences sociales. Pourtant, ces enregistrements sont bien loin de refléter la totalité de la culture musicale des Africains-Américains. En favorisant les musiques qui seront plus tard regroupées sous l’étiquette folk, Odum entérine l’idée primitiviste selon laquelle la culture des populations noires est inférieure à celle de la société blanche civilisée. Comme le souligne Marybeth Hamilton, il partage la vision selon laquelle «la valeur culturelle des Africains-Américains réside dans leurs caractères rural et primitif, et alors qu’ils abandonnent ce rôle, quelque chose d’essentiel est en train de se perdre.». Ce que l’on observe ici chez Odum est un aspect essentiel de l’histoire des collectes de folk songs: la quête de pureté, d’authenticité, la volonté de mettre au jour une musique naturelle et spontanée, en rupture avec l’inauthenticité des musiques populaires. Odum préfère les «Devil Songs» des communautés rurales isolées aux musiques noires commerciales des chanteurs itinérants ( Tin Pan Alley, mélodies de Minstrel Shows...), car selon lui elles reflètent mieux les spécificités de la culture noire, son authenticité et donc son caractère primitif et inférieur.
Il faudra attendre le milieu des années 1920 pour que des académiciens enregistrent à nouveau des musiciens noirs, et ce n’est qu’à partir des années 1930 qu’ils prennent conscience de la nécessité d’en préserver les résultats. ( Hamilton).
Enfin et avant d’en arriver finalement à Lomax et Robertson, je voudrais aborder rapidement le travail de Zora Neale Hurston, qui n’est pas moins que la première folkloriste Africaine-Américaine ayant obtenu un doctorat à l’université de Columbia(?). Hurston a grandi à Eatonville, Floride. Il s’agit d’un environnement très particulier puisque Eatonville est une des premières villes construites à la fin du XIXème siècle pour et administrée par des Africains-Américains. Je vous fais grâce des détails sur son enfance, sa mère qui la pousse à s’instruire, son père qui craint que ses ambitions ne soient contrecarrées par la dure réalité de la ségrégation dans le reste du pays, et je vous renvoie à son excellente autobiographie: Des pas dans la poussière ( vis à vis duquel il convient de rester critique parce qu’elle omet des épisodes importants de sa vie, et ment sur son âge! Heureusement la postface de la traductrice, Françoise Brodsky, l'explique très bien .

Portrait de Zora Neale Hurston dans les années 1920.


A partir du milieu des années 1920, Hurston débute des recherches (sous la houlette des célèbres anthropologues Franz Boas et Ruth Benedict ) sur la culture folk des communautés Afro-Américaines, notamment sur leurs pratiques telles que le Hoodoo: forme de magie folk pratiquée à Haïti. Elle effectue des enquêtes de terrain dans le Sud profond et à Haïti d’où elle tire matière pour ses recherches anthropologiques et pour ses oeuvres littéraires (en plus d’être anthropologue elle est aussi un grande écrivain! cf: biblio). Elle a également travaillé sur les black folk songs, en a enregistré et interprété ( j’ai eu la chance d’écouter ses chants à la bibliothèque du Congrès). Je ne vais pas rentrer dans les détails de son travail, mais seulement mentionner qu’en tant qu’observatrice «insider», son approche et les matériaux sonores qu’elle a engrangés sont très intéressants car il permettent de mettre en lumière les biais idéologiques des folkloristes et anthropologues blancs en ce qui concerne la culture Africaine-Américaine en général, et musicale en particulier. Zora Neale Hurston est maintenant bien connue- et reconnue- aux États-Unis ( encore trop peu en France), au moins depuis la parution de la première biographie lui étant consacrée au milieu des années 1970. Mais dans les années 1930, c’est une autre histoire. Elle qui a aidé des folkloristes célèbres comme Alan Lomax ou Mary Elisabeth Barnicle avec qui elle a mené une campagne de collecte à Haïti en 1935 ( c’est grâce à elle qu’ils ont pu établir certains contacts avec les populations locales), elle qui est l’auteur de magnifiques romans et d’ouvrages scientifiques révolutionnaires pour l’époque, n’a jamais pu bénéficier d’un poste à la hauteur de ses talents dans les programmes culturels du New Deal. Elle a bien travaillé au sein du Federal Writer Project de la Work Progress Administration, mais jamais en tant que «dirigeante», ce qui témoigne de l’échec du New Deal en ce qui concerne l’aide à l’émancipation des Africains-Américains.
La carrière de la folkloriste Zora Neale Hurston s’inscrit dans une époque où les enregistrements de terrain des black folk songs se multiplient. En effet, à partir de 1925 et tout au long des années 1930, par les effets jumelés de l’amélioration des techniques d’enregistrement et des efforts du New Deal pour documenter la culture des minorités, de nombreux collecteurs partent à la rencontre des musiques noires du Sud rural.

Exemple d'un modèle des machines enregistreuses portables de la marque Presto, utilisées par les collecteurs dans les années 1930.



John Lomax (1867-1948) est sans nul doute le plus prolifique de ces collecteurs. Deuxième directeur de la toute jeune Archive of American Folk Song (fondée en 1928) de la bibliothèque du Congrès, il est à l’origine des toutes premières collections de l’archive documentant les folk songs des Africains-Américains. Ce Texan, administrateur dans le monde universitaire et étudiant du professeur de littérature anglaise d’Harvard George Lyman Kittredge, publie son premier recueil consacré au cowboy songs du Sud Ouest en 1910. Si la légende veut qu’il ait sillonné le Texas à dos de cheval avec sa machine enregistreuse, la réalité est moins séduisante: il s’est en fait largement appuyé sur des sources écrites et pratiquait l’art des «composit ballads», qui consiste à créer de toute pièce des paroles de chansons à partir de fragments glanés ça et là. Son intérêt pour les «Negro Songs» prend racine dans l’idéologie du «racisme romantique», cet attachement émotionnel à la différence raciale  qui remonte au moins à  la moitié du XIXè siècle et dont il a été largement question ci-dessus. Son approche singulière sera étudiée plus précisément par la suite. Notons simplement qu’il est l’un des premiers folkloristes (encore rattachés aux disciplines littéraires et non pas aux sciences sociales contrairement à Howard Odum) à défier les canons de l’école antiquaire (voir premier article du blog) et à hisser les folk songs américaines- et en particulier les black folk songs- au rang de musique digne d’intérêt, au même titre que les vieilles ballades Élisabéthaines traditionnellement étudiées par les folkloristes. Néanmoins, Lomax reste attaché aux idées conservatrices de son temps en ce qui concerne les questions raciales. L’épisode le plus fameux de ses pérégrinations est le voyage qu’il effectue en 1933 avec son jeune fils Alan Lomax dans les prisons du Sud. Il y rencontre le musicien Lead Belly, qu’il prend sous son aile. La relation entre Lomax le vieux sudiste et Lead Belly le repris de justice est très finement analysée par Benjamin Filene (cf: biblio). Lomax fait preuve d’un paternalisme sans borne, il utilise Lead Belly comme chauffeur et homme à tout faire, le fait dormir sur une paillasse auprès de son lit, et l’oblige à se produire en tenue de bagnard dans les universités afin de recréer sa vision du Noir repris de justice qui a besoin de la tutelle de l’homme blanc civilisé. Bien sur, tout cela n’annule pas le fait qu’il ait découvert et fait connaître un des plus grands interprètes de folk music.


 
 Extrait des actualités filmées March of Time ( 1935. Produit par le Time magazine), qui raconte la rencontre entre Leadbelly et John Lomax, ces derniers jouant leurs propres personnages. Il s'agit bien évidemment d'une version mythique...

La seconde partie, bientôt en ligne, sera consacrée plus spécifiquement à l’étude de la session d’enregistrement de John Lomax et Sidney Robertson dans la prison de Boon.

Bibliographie

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