jeudi 30 août 2012

Sidney's Bio 1903-1935

Sidney Robertson Cowell en 1929, Music Division, Library of Congress, Washington D.C



Sidney a 33 ans lorsqu’elle débute sa carrière de collectrice. Fraîchement débarquée sur la côte Est avec l’envie de venir en aide aux victimes de la crise, elle trouve dans le travail de collecte de folk songs un moyen d’allier sa passion pour la musique et sa volonté de participer aux entreprises réformistes du New Deal.

 Qu’est ce qui a bien pu pousser cette jeune femme a s’enrôler dans une des administrations les plus radicales du gouvernement Roosevelt, et à parcourir seules des milliers de kilomètres dans les régions les plus reculées du pays à la recherche des trésors musicaux du peuple américain ?
Pour répondre à cette question, il paraît essentiel de se tourner vers le passé et de retracer les premières années de sa vie. Cette approche biographique devrait permettre, comme Jean-François Sirinelli le remarque : « de lire en filigrane les enjeux politiques d'une époque, les routes possibles qui s'ouvrent au choix individuel, (et) les paramètres qui pèsent sur ce choix. » ( avant-propos au Dictionnaire de la vie politique française au XXème siècle. »

Née le 2 juin 1903, Sidney grandit dans une famille très aisée de la bourgeoisie urbaine cultivée et progressiste de la baie de San Francisco. Le fait qu’elle ait grandit dans une ville très cosmopolite à la réputation subversive a sans doute joué un rôle dans la construction de ses idées et de sa pensée. Son ouverture d’esprit, et sa vision que nous qualifierions aujourd’hui de multi-culturaliste (qui se traduit par le caractère pluri-ethnique de ses collections de folk songs) puise sûrement ses racines dans les courants de pensée progressistes dans lesquels elle baigne étant enfant. Mais il ne faut pas non plus forcer le trait et tomber dans un déterminisme à œillère: le rêve Californien possède une autre facette moins reluisante, celle ou le racisme et la xénophobie sont bien ancrés. La cohabitation entre les différentes ethnies de Californie ne s’est pas faite sans heurt. (On peut mentionner le Péril jaune où l’exploitation des immigrés Mexicains dans les grandes Factories in the field des régions agricoles.) La Californie est aussi une terre où pullulent les « intellectuels» eugénistes ( La Chapelle, 2007), et où les droits civiques ne sont pas acquis à tous...

Sidney a grandit à l'abri de tous besoins. Catherine Hiebert Kerst décrit ainsi son enfance: « Sa famille était aisée et vivait confortablement. Enfant, Sidney était précoce, dégourdie et curieuse.» ( Catherine Hiebert Kerst, 1998). Dès sa plus tendre enfance, elle apprend la musique, suit des leçons de piano, de violon, de danse, et de polo. Bien que progressiste, sa famille semble avoir néanmoins une approche très élitiste de la culture et de l’art ( Deirdre Ni Chonghaile, 2010). Durant l’été, elle voyage régulièrement en Europe, où elle dit avoir assisté à la première représentation du Sacre du Printemps de Stravinsky ( le 29 mai 1913 au Théâtre des Champs-Elysées à Paris). A 14 ans, elle rencontre pour la première fois le compositeur Henry Cowell ( qui deviendra son époux en 1941). Sa mère fréquentait de nombreux cercles intellectuels, et était notamment amie avec l’écrivain féministe Gertrude Stein.
En grandissant, Sidney développe une curiosité insatiable pour de nombreuses disciplines ( musique, histoire, psychologie, littérature, et philologie) ( CHK-1997). Elle débute un cursus à l’école polytechnique, « avec, (selon ses propres termes), l’idée absurde que je voulais devenir ingénieur» ( Sidney Robertson Cowell Collection, Division Musique, Bibliothèque du Congrès, box 17), pour suivre les traces de son frère aîné, puis décide finalement de se tourner vers des études de philologie et de littérature ( Romance Languages) à l’université de Stanford. En 1922-1923, elle effectue un programme d’échange au Lycée de jeunes filles à Tours, et l’année suivante reçoit son diplôme de Stanford. On trouve, dans ses récits biographiques des anecdotes très croustillantes concernant ses années en France, elle souligne par exemple le manque d’hygiène de ses camarades françaises à l'école de Tours ( certains stéréotypes ont la dent dure !), et le machisme des garçons européens. Elle raconte aussi sa rencontre avec le peintre Matisse qui lui fait très bonne impression car il est un des rares hommes à ne pas lui parler popotte et ménage (SRC collection,..., box 17).
1924 est aussi l’année où elle épouse son premier mari, Kenneth Robertson, étudiant en philosophie. Avec lui, elle passe deux années en Europe où elle assiste aux cours du psychologue Carl Young ( à l’origine pour aider Kenneth à traduire les cours), et étudie le piano avec Alfred Cortot (pianiste et pédagogue reconnu) à l’École normale de musique à Paris.

En 1926, par manque de moyen, elle est contrainte de rentrer en Californie où elle obtient un job de secrétaire dans le département de Géologie à Stanford. Très vite, elle quitte ce poste et saisi l’opportunité d’enseigner la musique dans la très progressive Peninsulia School à Menlo Park, Californie. La nature avant-gardiste de cette école lui permet de présenter à ses élèves les mélodies Espagnoles et Cowboy ainsi que les chansons modales Irlandaises qu’elle affectionne tant. Durant ces années en Californie, elle continue à étudier la musique avec Ernest Bloch et la musique du monde avec Henry Cowell au conservatoire de San Francisco (CHK, 1997). Kenneth et elle divorcent en 1934.  
C’est à partir de l’année suivante qu’elle quitte pour un temps sa Californie natale, se rend sur la côte Est et prend part aux projets sociaux, culturels et artistiques du New Deal. Son engagement au sein de plusieurs programmes radicaux du gouvernement Roosevelt va durer jusqu’en 1940. Le timing est intéressant, car ces cinq années correspondent à la fois d’un point de vue contextuel à l’apogée des projets culturels du New Deal et d’un point de vue personnel à ses années de célibat. Il s'agit d'une coïncidence notable qui montre que bien souvent dans les parcours de vie, contexte politique et social et choix personnel cohabitent.

Il peut sembler étonnant, à première vue, que Sidney ait développé un intérêt pour les musiques folk, compte tenu du climat d'élitisme culturel qui régnait dans son entourage. Pourquoi une jeune femme fréquentant des compositeurs des plus hautes sphères, et ayant voyagé en Europe, berceau de la « haute culture » où elle a fait la connaissance de fameux artistes tels que Matisse, ou Alfred Cortot décide-t-elle de s'intéresser aux musiques folk des États-Unis ?

Tout d'abord, il faut savoir que la traditionnelle opposition entre musique savante et musique populaire (ou folk) est quelque peu bousculée durant les années de crise. En effet, les milieux distingués de la musique savante n'échappent pas à la folk mania qui essaime dans les années du Front Culturel ( cf : premier texte d'intro du blog). En témoigne la création à New York en 1935 d'un club regroupant des compositeurs modernistes ( Charles Seeger, Marc Blitstein, Leonard Berstein, Aaron Copland...), le Composers' Collective, dont l'objectif était de démocratiser la musique savante pour la rendre accessible au prolétariat. Je passerai sur le relatif échec de ce club, comme le note Ann M. Pescatello : « Une révolution ne peut pas être forcée, la musique coopérative doit être faite par le prolétariat, et non pas pour le prolétariat. » (1992) Notons simplement que dans les années 1930, certains compositeurs et théoriciens de la musique remettent en question la traditionnelle hiérarchie culturelle entre les musiques savantes, qui seraient les « bonnes » musiques et les musiques folk encore trop souvent considérées comme des musiques d'incultes (cette remise en question s’inscrit dans la lignée de compositeurs tels que Dvořák et Bartók dont les compositions s'inspirèrent largement des musiques populaires). On observe donc à ce stade que le contexte culturel de l'époque a très probablement influencé le cheminement intellectuel de Sidney, qui la porta à s'intéresser à la folk music.

En tant que musicienne, sa curiosité pour les musiques folk est esthétique, dès 1936 elle défend la beauté des mélodies modales des vieilles chansons irlandaises et dénonce le désintérêt des collecteurs antiquaires pour l'accompagnement musical ( ces derniers ne se préoccupaient que des textes) ( SRC collection, …, box 7) . Mais au delà du seul facteur esthétique, sa passion pour les folk songs puise aussi ses racines dans des questionnements ayant trait aux sentiments identitaires américains, à une quête de ce qu'il y aurait d'Américain dans les traditions folk nationales, en témoigne un de ses récits postérieurs : «  Cela faisait un bout de temps que je m'interrogeais sur la question des folk songs : Qu'est-ce qu'il y a d'Américain dans tout ça ? Je ne connaissais que les « Cowboy Songs » de Lomax et quelques mélodies de mes parents, mais j'ai été si saisie par le profond enthousiasme engendré chez les jeunes de la Peninsulia School par «  Home on the Range » ( chant de Cowboy popularisé par John Lomax) que j'étais convaincue qu'il y avait une sorte d'affinité entre le personnage de cette chanson et les jeunes... » ( CHK, 1997).

J’espère que ce court texte aura aidé à mieux cerner les contours de la  personnalité et du parcours de Sidney Robertson Cowell, et surtout à  comprendre les circonstances, d’ordre individuel et collectif, qui l’ont conduit à occuper le poste d’assistante de Charles Seeger à la division musique de la Resettlement Administration, et à mener d’ambitieuses collectes de folk songs donnant à voir, par la musique, une vision singulière du peuple américain et de ses traditions folk.

Dans le prochain article, je m’attaquerai (enfin) à l’analyse de ses collections, en commençant par la présentation de « We Shall Not Be Moved», un chant contestataire inspiré d’un spiritual, enregistré lors de son premier terrain dans la région des Ozarks.