Jusqu’à présent, je n’avais pas encore abordé dans ce blog les collections de musiques dites «ethniques» réalisées par Sidney Robertson. Je vais reprendre ici une partie de l’exposé présenté hier lors du séminaire de l’équipe Musmond (http://www.muspop.fr/) sur la question des techniques d’observation en sciences humaines et sociales concernant l’objet musique. Il s’agissait de montrer comment les sources écrites et audio pouvaient parfois entrer en contradiction en prenant pour exemple deux enregistrements, l’un d’eux étant une interprétation à la zurna ( instrument à vent arménien) d’un morceau patriotique américain.
Sidney Robertson n’a pas beaucoup publié durant sa carrière de collectrice, je m’appuie ici sur un article paru en 1942 dans le California Folklore Quarterly, ainsi que sur un projet de publication sur la folk music de Californie n’ayant jamais abouti, mais pour lequel Robertson a rédigé de longues notes dans lesquelles elle étaye ses théories concernant la circulation des traditions musicales des populations européennes et asiatiques ayant migré en Californie. Selon elle, les musiques pratiquées par les groupes minoritaires récemment installés dans cet État n’ont pas été altérées par la culture américaine. Pourtant, l’écoute de certains enregistrements, notamment ceux réalisés auprès d’une communauté arménienne, tendent à prouver l’inverse.
Voici ce que disent les premières lignes de l’article de Sidney Robertson:
« Aucune discussion sur la folk music de l'ouest des États-Unis ne doit être menée sans se
rappeler que la tradition anglo-saxonne est très récente. C'est particulièrement le cas pour
la Californie. Le premier afflux majeur de personne de langue anglaise date de la ruée vers
l'or, avant ça les « Américains » étaient très peu nombreux et largement de passage. »
Cette citation témoigne d'un des aspects pionniers de son approche, et de la forte conscience historique de la collectrice. Le fait d'inclure des chants en langue non anglaise, et pas seulement en espagnol ou en français, mais également en finnois, en norvégien, en italien, en portugais, en basque, en islandais, en russe ou encore en arménien est une véritable révolution dans le monde des collectes de folk music. D'après Joseph Hickerson, qui a été directeur de l'archive of folk Culture (bibliothèque du Congrès) de 1974 à 1988, Sidney Robertson a réalisé la toute première collection de musique dites ethniques a être archivée à la bibliothèque du Congrès. Pour indication l'abandon du préfixe « American » dans le nom de l'archive de la bibliothèque du Congrès (Archive of American Folk Song) n'est survenu qu'à la fin des années 1970 où elle devient « l'archive of folk culture » ce qui reflète mieux le contenu de cette archive, largement extra-américain.
Il faut noter que l’emploi par Robertson du terme « Americans » pour désigner les personnes d'orginie anglo-saxonne ( et excluant donc les personnes d'autres origine) dénote une vision malgré tout assez ethnocentrée. L'organisation de sa collection en deux séries : la série E pour les chants en anglais ( représentant un tiers de la collection) et une série four-tout appelée M pour « minority » qui regroupe tous les chants en langue non anglaise, témoigne également d'une vision particulière qui malgré sa mise en garde contre l'ethnocentrisme anglo-saxon tend à placer cette tradition au centre de sa réflexion et de
ses efforts de collectes. A sa décharge, il faut prendre en compte les éventuelles pressions extérieures. Harold Spivacke, directeur de la division musique de la bibliothèque du Congrès, avec qui elle travaille en étroite collaboration ( c’est lui qui fournit les centaines de disques vierges sur lesquels elle enregistre) lui demande par exemple dans un courrier d'insister sur la musique anglo-saxonne. De plus, le public américain n’était pas forcément intéressé par les musiques «ethniques».
Notons également l'avance de l'industrie commerciale dans ce domaine, comme l'a montré
Karl Miller dans son ouvrage Segregating Sound (2010), les entrepreneurs des firmes
commerciales se sont intéressés bien avant les folkloristes aux musiques de tradition non
anglo-saxonne, ceci à cause de la réalité du marché international et non par
philanthropisme. En Inde par exemple, la musique cultivée européenne se vendait
beaucoup moins bien que la musique locale. En ce qui concerne la musique arménienne, les premiers et seuls enregistrements américains qui précèdent ceux réalisés par Robertson sont une série de trois enregistrements commerciaux réalisés en 1927 d'un chanteur ténor arménien.
Je voulais aborder la question de l'acculturation et mettre au jour une contradiction entre
son discours et les enregistrements qu'elle réalise à partir de l'exemple d'un morceau
arménien interprété à la zurna par Joseph Baboyan:
Joseph Baboyan jouant de la zurna. http://memory.loc.gov/ammem/afccchtml/cowhome.html |
Lien vers le morceaux Yankee Doodle: http://memory.loc.gov/cgi-bin/query/D?cowellbib:80:./temp/~ammem_1qGc::
Il s'agit d'une reprise du célèbre morceau patriotique américain «Yankee Doodle» ( hymne du
Connecticut). Ce chant serait inspiré d'une version plus ancienne chantée par les Anglais
avant la Révolution américaine pour se moquer de la mauvaise organisation des troupes
Yankee durant la guerre franco-indienne (1754-63). L’origine de cette chanson va dans le sens de la thèse de P.Gumplowicz qui a montré que très souvent les chants patriotiques étaient réécrits à partir de chansons appartenant au camp ennemi et que cela constituait une sorte «prise de guerre», comme un scalpe.
Pour en revenir à la question de l'acculturation, on ne peut pas faire plus syncrétique que cette version du morceau patriotique américain interprété par un instrument arménien.
Pourtant Robertson écrit à propos de sa collection de folk music californienne :
« Chaque groupe chante les chansons qu'ils ont rapporté avec eux de leur lieu d'origine.
Une folk song californienne n'est pas, à proprement parler, une chanson ( peu importe la
langue) qui a été chantée assez longtemps dans la région pour avoir pris les
caractéristiques qu'elle n'avait pas en arrivant ; elle peut seulement être définie
aujourd'hui comme une chanson traditionnelle survivant en Californie aujourd'hui. »
En fait, Sidney Robertson transpose sur les chants trouvés en Californie les théories dont
elle semble pourtant vouloir se démarquer des premiers folkloristes américains appelés
les « antiquarians » car ils considèrent que les ballades et les folk songs présentes sur le sol
américain ne sont que des reliques de chants européens anciens apportés sur le nouveau
continent par les immigrants et restés inchangés.
Cette reprise de Yankee Doodle, ainsi que d'autres morceaux interprétés par le groupe
d'Arméniens de Fresno avec qui elle était en contact ( jazz turc, musique grecque, syrienne et jazz américain), démontre que ses écrits théoriques ne sont pas toujours en accord avec la nature des chants qu'elle enregistre. Ce qui est plus surprenant, c’est qu’en réalité Robertson connait très bien l’origine de ce morceau, elle dit d’ailleurs à la fin de l’enregistrement que Yankee Doodle « est très demandé dans les pique-niques arméniens». Pourquoi ne témoigne-t-elle pas de l’acculturation de cette communauté arménienne dans son article ou dans ses notes? Cette question reste sans réponse définitive.
Enfin, quelques mots sur la question du génocide arménien, qu'il est impossible d'éluder
lorsque l'on se retrouve confronté à une collection de musique arménienne.
Il est très étonnant de constater que Robertson ne dit pas un mot sur cet événement - qui
est pourtant très certainement à l'origine de la migration de nombreux Arméniens vers
l'Amérique - alors même qu'en règle générale ses écrits ne sont pas avares en faits
historiques concernant l'histoire du peuplement de la Californie. Concernant son temps
elle écrit par exemple :
« L’émigration vers la Californie a toujours reflété les pressions économiques : la présente
affluence de familles originaire des régions touchée par la sécheresse et le Dust Bowl ajoute de nouveaux éléments à la culture folk de l'État aujourd'hui. »
Elle fait ici référence aux fameux Okies (terme au départ péjoratif, puis signe de la fierté identitaire des migrants, ayant acquis à présent une connotation plus neutre): ces familles venant des régions rurales du Sud Ouest des États-Unis, étant arrivées par centaine de milliers en Californie durant les dernières années de la dépression, et dont le célèbre folk singer Woody Guthrie est devenu le porte-parole.
Grand silence donc concernant le génocide arménien alors même que plusieurs chants de
sa collection traitent de ce sujet à l’instar de Derzor chollerenda ( “Armenian exiles in the desert of Derzor”, en turc par Vartan Sharpazian, le 30/10/39), ou de Yerp alaygutz ( Escape
by sea from the turks, morceaux instrumental, de T.Shatinian, 17/4/39).
Mon hypothèse actuelle est que les collectes de Sidney Robertson de musiques dites ethniques sont surtout l'occasion pour elle de mieux connaître sa propre culture par le biais d’analogies, au détriment des pays d'origine de ses interprètes. Les comparaisons quasi systématiques entre l’histoire et les traditions musicales de la communauté arménienne, mais également des autres communautés «ethniques», avec celle de sa propre culture anglo-saxonne vont en tout cas dans ce sens.
L’absence de commentaire sur le génocide témoigne également du silence général dont souffre cette question. En effet, l’activation de la mémoire des génocides a souvent lieu bien après les évènements. En ce qui concerne le génocide arménien, il a longtemps été considéré comme un «simple» crime de guerre, mettant sous silence la volonté d’extermination totale des Arméniens par les Turcs.
Il y aurait beaucoup d’autres choses à dire sur le corpus de musique arménienne de la collection de Sidney Robertson, elle seront l’objet d’un post ultérieur.
mèheuuuu, pourquoi t'as pas prévenu ?
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